La Villa des Martyrs à Longues-sur-Mer

La Villa des Martyrs Longues-sur-mer
La Villa des Martyrs à Longues-sur-Mer, printemps 1909.

Une photo très populaire

Voici la photo ancienne la plus populaire chez les Cauderlier de Bayeux, les descendants de Léopold Cauderlier et Emélie Halley.

Il peut sembler normal qu’on la trouve agrandie, joliment encadrée et accrochée à Bayeux sur un mur de la maison de famille, qui était celle de Léopold et Emélie, même plus d’un siècle après la prise de vue.

Mais il paraît qu’elle figure aussi sur des murs à Bourges et à Grandcamp-Maisy, ce qui signifie que cette photo fait réellement parti du patrimoine familial partagé.

D’ailleurs en cliquant sur la photo ci-dessus vous pourrez vous aussi disposer d’une bonne définition pour la tirer et l’accrocher chez vous ! Et vous aurez raison de le faire car il faut bien reconnaitre que cette photo est exceptionnelle à plus d’un titre.

Vous me direz qu’avec une go-pro sur un drone la réalisation d’un tel cliché n’est qu’un jeu d’enfant, mais là au printemps 1909 on a peine à imaginer l’ingéniosité qu’il a fallu pour prendre cette photo d’extérieur en bord de falaise.

C’est qu’en 1909, seuls les professionnels font des photos. Lorsqu’ils tirent des portraits de famille, c’est en studio. Ce qui fait que cette image est tout simplement la plus ancienne que nous aillons en extérieur. Et un extérieur pas facile d’accès.

Cette photo est donc forcément une commande faite à un photographe professionnel par Léopold au crépuscule de sa vie. Il a réuni autour de lui sa famille au complet dans un endroit qui lui est cher et qui représente pour lui à la fois le travail et les loisirs.

Et s’il y a une chose dont on est sûr, c’est de la date de ce cliché. En effet à gauche nous avons André Cauderlier bébé qui est né le 25 mai 1908, et à droite Léopold Cauderlier qui décèdera le 26 mai 1909. Comme le bébé, pour tenir assis sur un cheval doit avoir au moins 6 mois et que la photo n’a pas été faite en plein hiver, nous en déduisons qu’elle date du printemps 1909.

Les personnages identifiés

Villa des Martyrs Léopold et Emélie Cauderlier
La Villa des Martyrs, détail 1. De droite à gauche Léopold et Emélie Cauderlier, leur fille Jeanne et peut-être leur belle-fille Marthe née De La Haye.

A droite de la photo sont assis Emélie et Léopold Cauderlier.

La femme assise avec le tablier à carreaux est sans doute leur fille Jeanne Boucher née Cauderlier.

La femme debout à gauche est peut-être Marthe Cauderlier née De La Haye, c’est ce que dit la tradition orale (André Cauderlier) même si elle ne se ressemble pas !

Ce qui est cocasse c’est que pour cette expérience photographique qui demande des poses longues et répétées et qui de surcroît est la première de leur vie, les personnages ont été invités à s’inventer des postures pseudo-actives qui conduisent Léopold à feindre de lire le journal de travers pendant que les femmes tiennent sans conviction entre leurs mains de supposés travaux d’aiguilles tout en regardant ailleurs.

Villa des Martyrs Familles Cauderlier et Boucher
La Villa des Martyrs, détail 2. Familles Cauderlier et Boucher

A gauche de la photo les jeunes hommes de la famille sont au complet.

Assis sur le cheval André Cauderlier père, qui n’a pas encore un an, est maintenu en place par son père Henri Cauderlier.

Devant eux je pense qu’il s’agit de l’aîné des fils Boucher, Georges Boucher fils.

Symétriquement aux Cauderlier, Georges Boucher père maintient en selle son plus jeune fils Léon, cette fois sur une bicyclette.

Le jeune garçon en bas à droite qui joue avec un chien serait Henri Boucher le cadet.

Il est notable que tous ces gens habitent au même endroit rue Echo à Bayeux.

Les personnages qui restent à identifier

La Villa des Martyrs, détail 3. Les personnages à identifier
Henri Cauderlier pratiquant son loisir préféré, la pêche à pied. 1930

Il reste au milieu de la photo trois personnages non identifiés, le cycliste aux beaux cheveux, le pêcheur à la haute taille et la petite brodeuse au tablier blanc, sans compter la femme debout qui est peut-être Marthe.

Le grand pêcheur nous rappelle que le loisir préféré de cette famille à cet endroit est la pêche à pied.

Il n’est pas possible que ces gens soient là par hasard alors que Léopold a commandé la réalisation de cette photo et de son tirage à la Librairie Deslandes de Bayeux. A cette époque ce sont souvent les libraires qui proposent les travaux photographiques et en vendent parfois les tirages sous forme de cartes postales.

Etre présent sur cette photo est une marque de familiarité et d’amitié.

Alors soit ces personnes sont de la famille, soit ce sont des intimes, amis ou employés.

Les personnages non identifiés sont trop jeunes pour être de la génération de Léopold. S’il avait en tête d’afficher la photo chez lui, il est légitime de rechercher des habitants de sa maison y compris des employés.

On peut s’essayer à lister les candidats.

Côté famille c’est simple on a 4 pistes : les cousins Cauderlier, les cousins Halley, les frères et soeurs Boucher et les frères et soeurs De La Haye.

A mon sens les 4 pistes sont possibles :

Chez les cousins Cauderlier le meilleur candidat serait Maurice Gancel dont on sait qu’il habitait chez Emélie en 1911. Il aurait alors environ 18 ans. Mais il y a aussi les cousins dont on ne connait pas de photo comme Arthur Cauderlier.

Chez les Halley, on sait qu’Ernest, un frère d’Emélie a vécu chez eux ; mais comme il aurait 55 ans à l’époque de la photo on doit plutôt chercher un de ses fils ou neveux.

Chez les Boucher, on sait que Georges Boucher est natif de Bayeux et a au moins un frère ainé Louis Joseph également bayeusain. Peut-être est-ce lui l’autre cycliste qui le tient par l’épaule.

Enfin chez les De La Haye nous avons Louis, frère ainé de Marthe qui vit à Bayeux quelques temps et qui est très grand, il faudrait savoir ce qu’il faisait en 1909.

Et puis il y a les intimes, en particulier les employés logés.

Là on a les recensements mais comme il n’y en a pas en 1909 nous devons nous contenter de ceux de 1906 et de 1911 pour nous donner des pistes.

Recensement de Bayeux 1906

En 1906, Emile Yon, Emile Catherine, Amédée Taillepied et Blanche Lenormand sont quatre candidats.

En 1911, ce sont Gustave Jeanne, Léopold Charles Taillepied et Delphine Lemarchand qui complètent la liste.

L’histoire de cette maison

Dans le dernier quart du 19ème siècle, alors que les Parisiens fortunés se font construire de splendides villas en style anglo-normand tout au long de la côte, Léopold décide de construire une “cabane” en dur sur la falaise de Longues-sur-Mer à un endroit où la vue est splendide, le décor sauvage et la mer riche en crustacés.

Le seul problème c’est que l’endroit à cette époque n’est pas accessible par des voies carrossables. On voit bien sur le plan cadastral que le chemin initial s’arrête en haut de la falaise.

Extrait du cadastre napoléonien de Longues. Archives départementales du Calvados

On raconte qu’il faut alors passer un fossé et un talus que pas même une brouette ne peut franchir. Tous les matériaux, poutres, pierres, tuiles et mortier seront donc acheminés à dos d’homme. C’est pourquoi à la fin du chantier Léopold baptise sa cabane la Villa des Martyrs.

Extrait de l’indicateur de Bayeux du 2 mai 1905.

On raconte qu’il fait une fête à l’achèvement des travaux avec ses compagnons charpentiers qui comptent de costauds gaillards (Léopold dirige alors une scierie rue St-Exupère à Bayeux). Après avoir bu plus que de raison l’un d’eux qui pesait un bon quintal n’était plus en capacité de regagner le haut de la falaise. Léopold chargea donc l’imprudent sur son dos comme il avait coutume de le faire avec les sacs de sel pour le remonter en haut de la falaise, une performance physique qui est restée légendaire.

Même les jours ordinaires il y avait de quoi se désaltérer dans la Villa des Martyrs, comme dans les autres “cabines de baigneurs” des falaises de Longues. C’est ce que nous apprenons au détour d’une série de cambriolages survenue dans la nuit du 28 au 29 avril 1905.

Connaitre plus précisément la genèse de cette maison est rendu assez compliqué par le fait que le terrain des falaises appartenait (et appartient sans doute toujours) à la commune de Longues-sur-Mer.

La construction a bien dû faire l’objet d’un permis puis des taxes et des loyers ont été payés à la ville de Longues, mais je n’ai pas trouvé Léopold dans les tables cadastrales de Longues-sur-Mer. Cela peut être dû au fait qu’il n’était pas propriétaire du terrain.

Sans le cadastre il devient difficile de repérer l’emplacement précis de la maison, d’autant plus qu’elle a été consciencieusement démolie par les forces militaires allemandes qui voulaient effacer tout point de repère visible du ciel lorsqu’eux aussi découvrant cette jolie vue dégagée sur la mer décidèrent d’y construire quelques bâtiments qu’on appelle les batteries de Longues.

Mais avant la destruction nous avons encore sur le plan cadastral des bâtiments numérotés 103, 104, 105, 106 et 107 construits à flanc de falaise.

Extrait du cadastre de 1940 de Longues. Archives départementales du Calvados.

On remarque tout de même que la maison est construite sur un replat à mi-hauteur dans la falaise.

Il existe encore aujourd’hui de tels replats dans la falaise de Longues, même si d’autres ont pu s’écrouler sous l’effet des vagues qui poursuivent sans relâche le travail de pilonnage initié dans cette zone lors du débarquement.

La falaise de Longues vue depuis la mer. Google earth.

L’emplacement est peut-être là ou peut-être a-t-il totalement disparu.

Vente de la maison

Les familles Cauderlier, Lagouche et Gancel à Ver-sur-Mer, Août 1925.

Mais avant d’être démolie la maison avait été vendue par les héritiers de Léopold au cours de la licitation de ses biens.

La famille d’Henri avait, semble-t-il, délaissé cette maison au profit d’une cabine de bain en bois cette fois construite en bord de mer à Ver-sur-Mer.

De leur côté les enfants Boucher avait pris attache à Grandcamp.

Et puis peut-être les falaises de Longues étaient-elles devenues trop dangereuses pour les enfants.

La maison est donc mise en vente aux enchères publiques.

Extrait de l’Indicateur de Bayeux du 5 janvier 1923.

L’annonce parait dans la presse locale le 5 janvier 1923. La maison y est mise à prix 50 francs, une misère, de l’ordre de 750 euros d’aujourd’hui.

Elle est vendue le 20 janvier 1923 pour 450 francs à Monsieur César Dubreuil, agriculteur à Monceaux.

On peut se dire que vendue 9 fois sa mise à prix, il y a eu pluralité d’enchérisseurs.

Extrait du document “Partage des successions de Monsieur et Madame Cauderlier-Halley”.
Archives départementales du Calvados.

Il ne sera pas dit qu’Henri Cauderlier, qui a racheté la plupart des autres lots de cette vente, aura laissé partir la Villa de coeur de son père sans enchérir.

Puis la municipalité de Longues vient réclamer 60 francs de loyer à Mme Emélie Cauderlier pour l’année 1923, la maison n’ayant été vendue que le 20 janvier et le loyer étant dû pour l’année entière au locataire du 1er janvier.

Courrier de la mairie de Longues du 21 décembre 1924 à Madame Emélie Cauderlier.
Archives départementales du Calvados
Quittance du dernier loyer pour la “location de falaise” à la commune de Longues le 30 décembre 1924.
Archives départementales du Calvados

Après une année entière de vaines tentatives de négociation la réponse de la mairie le 24 décembre 1924 est sans appel : il faut payer, joyeux noël !

Henri paye donc le 30 décembre 1924 pour sa mère la somme de 60 francs à la maire de Longues auquel s’ajoute le timbre de 25 centimes.

Ce loyer peut sembler fort cher comparativement à la valeur du bien.

Mémo notarial où l’on retrouve la somme payée au titre de dernier loyer pour le terrain de la falaise de Longues.
Archives départementales du Calvados

L’année suivante en avril 1925 on retrouve en dernière ligne du mémo adressé au notaire la somme de 60,25 francs dans la liste des frais supportés par Henri pour le compte de sa mère .

Finalement le montant du loyer, les cambriolages et la dangerosité de la falaise auront eu raison de l’attachement familial à cette petite maison et il n’y a rien à regretter lorsqu’on sait qu’elle sera détruite par l’Occupant une quinzaine d’années après sa vente.

Conclusion

Quelques jours avant sa mort Léopold nous laisse cette photo devenue iconique comme le témoignage d’une partie de sa vie qui a totalement disparue.

Il nous reste par ailleurs pas mal de souvenirs de Léopold, y compris dans des bâtiments où il a oeuvré mais de cette photo plus rien ne subsiste, ni les lieux, ni les gens, ni ce qu’ils pensent ni ce qu’ils font.

Pour nous cette photo c’est Le Passé, ce qui explique peut-être l’attachement que nous portons à ce cliché.

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