012. Jules Cauderlier et Marie Yvelande

Jeunesse

Jules et Marie sont des enfants de la bonne société de Carentan où ils sont nés tous les deux, lui le 30 août 18801 et elle le 14 août 18842.

Jules est le second des trois garçons d’Henri Guilain Cauderlier et Léonie Desrez, mais ses deux frères sont morts jeunes sans descendance ce qui fait qu’il se retrouvera finalement un peu comme le fils unique de ses parents.

Marie Yvelande, elle, est vraiment fille unique. Son père Eugène Yvelande est commis greffier à Carentan.

Recensement Carentan 1896, Rue des Prés. Archives municipales de Carentan.
Recensement Carentan 1896, Rue des Prés (suite). Archives municipales de Carentan.

Le recensement de la population de Carentan réalisé en 1896 nous apprend qu’ils étaient voisins de palier à cette date. Les familles Cauderlier et Yvelande se partagent alors la treizième maison recensée dans la rue des prés ! Marie a 11 ans, Jules 15.

Recensement Carentan 1901. Archives municipales de Carentan
Marie Yvelande _ une photo de l’album de Marthe De La Haye

En 1901, les familles habitent toujours la rue des Prés, cette fois dans des maisons numérotées 12 et 13 et on note que les deux Henri cauderlier, le père de Jules et son grand frère ont disparus, de fait ils sont morts.

Sa mère Léonie a repris le commerce des oeufs, Jules est son employé de commerce.

Devenue adolescente, Marie a pour meilleure amie Marthe de la Haye. C’est la fille du commissaire de police de Carentan, elle habite au commissariat rue Saint Côme.

Ni Jules ni Marie ne font parler d’eux dans la presse locale jusqu’à ce dimanche d’août 1905 où Jules perd sa chevalière dans les dunes de Sainte-Marie-du-Mont.

Perte Chevalière – Cherbourg Eclair du 28 août 1905

Et vu la date je crains bien qu’il s’agisse de sa bague de fiançailles !

Au recensement de 1906, la situation reste inchangée sinon que Léonie et son fils Jules sont maintenant déclarés comme “restaurateurs”.

C’est nouveau car jusque ici la profession de Léonie était cafetière.

Recensement Carentan 1906, Rue des Prés. Archives municipales de Carentan.

Qu’est devenu, après sa mort, le commerce d’épicerie en gros qu’exerçait Henri Guilain, le père de Jules ? La seule chose dont on soit sûrs -comme nous le verrons ci-dessous- c’est qu’il existait encore un commerce en gros de beurre en 1919 opéré par une Madame Cauderlier à Carentan.

On peut donc penser qu’il y a eu une sorte de fusion des activités après le décès d’Henri Guilain, le café de Léonie et l’activité commerciale de sels, de beurre et d’oeufs devenant un commerce plus global qui sera qualifié de “café-restaurant-débit” lors de sa vente en 1924.


Mariage

Jules Cauderlier et Marie Yvelande à leur mariage

Le 12 septembre 1906, Marie épouse1 2 à Carentan (bien sûr) Jules Cauderlier pour le meilleur mais surtout, hélas, pour le pire.

[A cette occasion Marthe de la Haye, qui est invitée en tant que meilleure amie de la mariée fait la connaissance du cousin de Jules, Henri Cauderlier. Ils se marieront moins de 7 mois plus tard et les deux couples resteront très proches. Marthe de la Haye et son amie Marie Yvelande sont donc chacune devenue en moins d’un an une Madame Cauderlier]

Le couple s’installe rue des Prés à Carentan, probablement chez l’un ou l’autre de leurs parents.

Rapidement Jules et Marie ont quatre garçons, Henri Cauderlier (1908), André Cauderlier (1909), Jules Cauderlier fils (1912) et Pierre Cauderlier (1913) .

Le drame de 1918.

Madame Marie Cauderlier née Yvelande

Et puis c’est la guerre et Jules est mobilisé.

Lorsqu’il revient en permission il fait la belle photo de famille ci-dessous, une des dernières.

Ce n’est qu’à la toute fin de la guerre que le drame arrive.

De tradition orale à Bayeux on dit que Jules est touché par un obus mais n’en meurt pas. Il est juste blessé mais surtout en état de choc. Il part droit devant lui au milieu du champ de bataille. Ne le voyant pas revenir, son commandement le porte déserteur.

On ne le retrouve sur le champ de bataille que bien tard errant à moitié nu et totalement choqué. Par quoi ? Nul n’en sait rien.

Jules et Marie Cauderlier et leurs 4 garçons circa 1916

Il est probable qu’il a vu l’impensable, l’insoutenable, l’inimaginable.

Aujourd’hui on diagnostiquerait sans doute un syndrome de stress post-traumatique.

On soigne donc ses blessures puis on l’envoie à l’asile d’aliénés de Saint-Sauveur à Caen, où il mourra le 25 septembre 1919.

On dit aussi que le malheur ne s’arrête pas là. Comme il est toujours considéré comme déserteur, sa veuve et ses 4 petits orphelins héritent, non de l’honneur dû aux héros, mais du déshonneur. Et Marie n’a pas droit à une pension de veuve de guerre mais à …rien. On dit qu’elle se battra après la guerre pour faire réhabiliter son mari et accessoirement faire rétablir ses droits de veuve et ceux de ses enfants orphelins.

L’analyse du dossier matricule de Jules que nous avons retrouvé donne une vision légèrement différente de la tradition orale.

Le dossier matricule de Jules Paul Cauderlier

Dossier matricule de Jules Paul Cauderlier

Le dossier matricule de Jules Paul Cauderlier commence par une erreur de matricule, une confusion entre 1250 et 1350, avec en prime une modification que je ne m’explique pas de la classe de 1900 à 1898.

Contrairement à la tradition orale, il n’y a pas de mention de désertion dans le dossier militaire de Jules, et pourtant le fait que la date de son hospitalisation à Châlons-sur-Marne soit le 5 décembre 1918, c’est à dire plus de trois semaines après l’armistice, est cohérent avec l’histoire orale de sa disparition temporaire.

Le dossier nous apprend aussi que Jules n’aurait pas dû être en première ligne, d’abord parce que dès son incorporation il est versé dans les services auxiliaires du fait qu’il a les “orteils en marteau”, ensuite parce que dès avant la guerre, le 14 juin 1913 la naissance de son “quatrième enfant vivant” provoque son affectation dans la “Territoriale”, où il devrait être moins exposé.

136ème Régiment d’Infanterie à Saint-Lô.

Si je lis bien son parcours il est écrit “Appelé au 136ème Régiment d’Infanterie. Arrivé au corps le 28 septembre 1914. Classé dans le service armé par décision de la commission spéciale de réforme de Saint-Lô du 10 novembre 1914. Affecté au 10ème Escadron Général du Train des Equipages Militaires. Arrivé au Corps le 26 février 1915. Passé au 12ème Train le 13 décembre 1917. Passé au 5ème Train le 1er janvier 1919.

Dossier Mémoire des Hommes de Jules Cauderlier

Concernant son internement et son décès il est écrit :

Hôpital Châlons sur Marne 5-12-18 paralysie générale.
Proposé pour la réforme N°1 sur pièces le 7 mars 1919
par la commission de réforme de Châlons sur Marne
pour : ‘paralysie générale progressive aggravée au cours du service’.
Proposé pour la réforme N°1 avec gratification de 1° catégorie 100% le 11 juin 1919 par la commission de réforme de Châlons sur Marne pour : paralysie générale.
Malade interné le 5-12-18. Décédé le 25 septembre 1919 à Caen.
Le secours de 150 francs accordé par la Circulaire Ministérielle du 17 février 1915 a été payé le 29 avril 1920 à la Veuve
“.

Mort pour la France

Si la notion de désertion, qui n’est pas mentionnée dans le dossier militaire de Jules, semble n’être qu’une légende, il y a tout de même eu un combat mené par Marie pour la réhabilitation de son mari : celui qu’elle a mené pour qu’il soit reconnu comme “Mort pour la France”.

En effet, il semble bien qu’au départ, c’est à dire à sa mort le 25 septembre 1919, Jules ne soit pas reconnu comme Mort pour la France. C’est ce qu’indique son dossier dans les archives de Mémoire des Hommes.

C’est qu’à cette époque les troubles psychiatriques et singulièrement les troubles post-traumatiques étaient peu reconnus.

Aujourd’hui on revisite les diagnostics de l’époque.

Dans son livre “Guerre totale et troubles mentaux”, Annette Becker nous dit que “non seulement un nombre infime de malades internés pour une certaine durée pendant la guerre sont vus comme traumatisés par la guerre elle-même, mais encore leur terrain personnel l’emporterait sur le traumatisme venu de l’extérieur.”

On comprend dès lors que bien peu de ces malheureux ont eu droit à une reconnaissance comme “Mort pour la France”.

Carte d’identité de Pupille de la Nation de Henri Cauderlier, fils ainé de Jules et Marie délivrée le 28 juillet 1921
L’Ouest Eclair du 5 décembre 1929 où Marie quitte le conseil d’administration du Comité de Défense des victimes de guerre à l’issue de son mandat de 3 ans.

C’est donc de haute lutte que le 28 juillet 1921, Marie aura obtenu pour ses enfants le statut de pupille de la Nation, en tant que fils de Jules lui-même Mort pour la Patrie. C’est ce que nous dit la carte d’identité du petit Henri, leur fils ainé, que nous avons retrouvée.

On sait, grâce à une coupure de presse, que Marie était active dans le Comité de Défense des victimes de la guerre à Caen dont elle a été administratrice au moins 3 ans entre 1926 et 1929.

On l’imagine faisant la route de Carentan à Caen pour visiter son mari à l’hôpital puis pour assister aux réunions du Comité.

On sait qu’à mi-chemin entre Carentan et Caen il y avait Bayeux où les 4 petits garçons passaient souvent des journées de congés chez leurs cousins, les enfants d’Henri Cauderlier et Marthe, Henri ayant, dit-on, été nommé tuteur des enfants.

On imagine aussi assez bien la fierté que Marie a pu ressentir, lorsqu’est inauguré le 24 juin 1923, avec le nom de son mari et après bien des péripéties, le monument aux morts de Carentan érigé place de la République, juste sous ses fenêtres.

Le Cotentin du 30 juin 1923

On comprend mieux alors que sur la stèle de leur tombe (photo ci-dessous), les termes “Mort pour la France” soient écrits en caractères aussi gros que leurs propres noms de famille.

Après la guerre

Amende pour non respect de la règlementation sur le prix du beurre.
Le Radical du 5 février 1919

Après la guerre, les catastrophes s’enchainent dans la vie de Marie.

D’abord c’est en février 1919 le scandale du prix du beurre qui leur coûte ( à elle et/ou à sa belle-mère Léonie) 4.000 francs d’amende et qui, on peut l’imaginer, ruine la réputation du commerce. (voir la page consacrée à Henri Guilain et Léonie pour plus de détails sur ce scandale)

Puis en septembre 1919 c’est le décès de Jules et finalement début Juillet 1921 le décès de Léonie.

Vente du commerce de la rue Sébline (anciennement rue des Prés) à Carentan.
Cherbourg Eclair du 1er novembre 1924.

Marie qui, on l’a vu, a établi des relations à Caen et qui ne se voyait sans doute pas tenir le café toute seule, vend le commerce de Carentan fin octobre 1924 et va s’installer à Caen au 14 rue Saint-Jean avec ses fils.

Là, elle a dû travailler pour nourrir seule ses enfants. D’après Tante Denise cela n’a pas été facile parce que l’éducation des jeunes filles de bonne famille nées en cette fin de 19eme siècle ne les préparait pas du tout à gagner leur vie autrement que par un beau mariage.

La rue des Prés à Carentan
devenue rue Sébline en 1920

Les recensements de Caen en 1931 et 1936 nous donnent à penser que Marie était alors employée de bureau dans ce que l’on appellerait aujourd’hui le secteur social.

Ces même recensements nous apprennent aussi qu’en 1931 Henri, Pierre et Jules vivent avec leur mère alors qu’André est absent. Changement d’équipe en 1936 où Henri, Pierre et Jules sont partis, mais André, qui est conducteur de travaux à la ville de Caen, est revenu vivre auprès de Marie avec femme et enfant.

Recensement de Caen Est 1931 Rue Saint Jean. Archives départementales du Calvados
Recensement de Caen Est 1936 – 14 Rue Saint Jean. Archives départementales du Calvados

Marie aura l’occasion de connaitre une autre guerre avec cette fois des bombardements qui vont détruire ses biens tout en épargnant ses proches.

Alors que Jules a à peine connu ses 4 garçons, Marie, elle, vivra jusqu’en 1967, ce qui lui donnera l’occasion de connaitre ses petits-enfants qui sont nombreux. Elle aura aussi la joie de voir naître plusieurs de ses arrières-petits-enfants.

Sépulture

La tombe de Jules et Marie Cauderlier à Carentan, concession échue et tombe menacée d’être détruite par la mairie.

Jules et Marie sont enterrés à Carentan bien sûr, presque au centre du cimetière. La concession qui était de cinquante ans à compter de 1967 est maintenant échue depuis plus de 2 ans.

Leurs quatre garçons aussi sont morts et ceux de leurs nombreux petits-enfants qui sont encore vivants sont âgés et éparpillés un peu partout en France.

Aussi aujourd’hui l’avenir de cette sépulture ne dépend il plus que d’une décision à prendre par le Maire de Carentan.

Certaine mairie préservent volontiers les sépultures de leurs enfants “Morts pour la France”. L’association “Le Souvenir Français” les y encourage en proposant parfois d’assurer l’entretien des sépultures.

On peut donc encore espérer que, plus d’un siècle après le combat héroïque de Marie pour l’honneur de son mari, son succès à le faire reconnaitre comme victime de la guerre aient encore demain un effet positif sur leur tombe.

Descendance

Les 4 fils de Jules et Marie se marieront et auront des enfants.

On trouvera donc :

0121. Henri Cauderlier et Gabrielle Josse puis Louise Raffanel.

0122. André Cauderlier et Simone Pichereau.

0123. Jules Cauderlier et Marie Bothorel puis Marie-Louise Lea.

0124. Pierre Cauderlier et Cécile Daburon.

Sources :

1 Naissance de Jules Paul Cauderlier à Carentan le 30 août 1880.
2 Naissance de Marie Julienne Françoise Yvelande à Carentan le 14 août 1884
3 Décès de Jules Paul Cauderlier à Caen le 25 septembre 1919

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